La partie de la constitution qui concernait l’Amérique était assez libérale et propre à retenir encore quelque temps l’essor que cette belle partie du monde a pris depuis vers l’indépendance. Ces articles de la constitution avaient été faits par un jeune chanoine de Mexico nommé El Moral, homme plein d’esprit, de connaissances et d’amour de son pays. En général, ce qu’il y a de bon en Espagne est excellent, mais chez aucun peuple, les gens éclairés ne sont en plus petite proportion. Plus le corps de la nation est en arrière du siècle, plus on trouve de supériorité et de vraie grandeur dans les quinze ou vingt mille patriotes isolés au milieu de lu canaille et dont la gloire et les infortunes remplissent l’Europe. Je ne rencontre jamais une de ces nobles victimes sans m’étonner de l’effort prodigieux qu’a dû faire cette tête pour s’élancer au delà de l’insouciance et des fausses vertus[96]
qui ont tourné l’indomptable courage du reste du peuple à son propre détriment. Les Auguste Arguelles, les El Moral, les Porlier, les Llorente montrent à l’Europe ce que sera l’Espagne dix ans après qu’elle aura arraché à ses rois le gouvernement des deux chambres et la fin de l’Inquisition.Joseph et la convention quittèrent Bayonne le 7 juillet. Si l’on n’avait jugé ce qui venait de se passer que par le cortège qui l’entourait, on n’aurait jamais soupçonné le changement étonnant qui venait de s’opérer. Il apparaissait aux Espagnols au milieu des ministres et des officiers qui avaient servi leurs anciens maîtres. De tout ce qui avait existé à la cour des Bourbons, il n’y avait de changé que le roi. Qu’on dise après cela que l’appui des rois est dans leur noblesse! La noblesse au contraire est ce qui rend la royauté odieuse.
Joseph arrivait dans un pays peuplé de moins de douze millions d’habitants dont l’armée avait été soigneusement déconsidérée, écartée, reléguée dans des parties éloignées de la monarchie. Ce pays languissait depuis cent cinquante ans sous un gouvernement haï et bien plus encore méprisé. Les finances conduites avec la même ineptie que tout le reste et, de plus, gaspillées, étaient dans le dernier désordre; et comment les rétablir chez une nation où le travail est déshonoré? Le peuple avait senti de lui-même, dans les provinces les plus éclairées, qu’il fallait changer de roi et il avait tourné les yeux vers l’archiduc Charles[97]
. Heureuses les Espagnes si elles eussent suivi cette idée! Elles goûteraient maintenant le bonheur que donne toujours une administration sage et honnête et une politique extérieure qui n’a rien de romanesque. Qu’il y a loin de son état à celui des sujets de la maison d’Autriche!Joseph partageait l’erreur de son frère; il ne méprisait pas assez la canaille humaine. Il croyait que donner aux Espagnols l’égalité et toute la liberté qu’ils pouvaient concevoir, c’était s’en faire des amis. Loin de là, les Espagnols furent piqués de ce que les 80.000 hommes qu’on fit pénétrer en Espagne n’étaient pas des troupes d’élite; ils virent là une marque de mépris. Dès lors, tout fut perdu. Comment prendre, en effet, un peuple ignorant, fanatique, sobre au milieu de l’abondance, tirant de ses privations autant de vanité que les autres en tirent de leur jouissance? L’Espagnol n’est pas cupide, même cette source d’activité lui manque; il est thésauriseur, sans être avare; il ne veut pas avoir de l’or comme l’avare, mais il ne sait que faire de sa fortune; il passe sa vie, oisif et triste, en songeant à son orgueil, au fond d’un appartement superbe. Sang, mœurs, langage, manière de vivre et de combattre, en Espagne tout est africain. Si l’Espagnol était mahométan il serait un Africain complet. Consumé des mêmes feux, voué à la même retraite, à la même sobriété, au même goût de méditations et de silence; féroce et généreux à la fois, hospitalier et inexorable; paresseux et infatigable le jour où il se met en mouvement, l’Espagnol, brûlé par son soleil et sa superstition, offre tous les phénomènes du tempérament bilieux porté à l’extrême. D’ailleurs, comme le peuple hébreu, ne sortant jamais de chez lui, et restant étranger par préjugé national aux nations qui l’entourent. Toutes les courses de l’Espagnol se bornaient à l’Amérique où il trouvait un despotisme plus avilissant encore que celui de la péninsule. L’Espagnol ne paraît pas en Europe; jamais de déserteur, d’artiste, de négociant espagnols. Il est peu connu et, de son côté, il ne cherche pas à connaître. L’Espagnol n’a qu’une qualité: il sait admirer.
À Bayonne, on fut généralement frappé du défaut de connaissances que les personnes attachées à la cour d’Espagne montrèrent sur l’état de la France; hommes et choses, ils ignoraient tout. Ils avaient, pour les généraux les plus célèbres de l’armée française, cette curiosité de sauvages.