Achtung
22 h 26. Plus de musique.
Trois rouleaux de tambour. Un silence.
Voix du présentateur.
Roulements de tambour. Silence de trois minutes.
30
Le train roule au pas. Les bombardements ont endommagé les voies. Il est presque 10 heures, la ville sort de l’ombre froide et grise du matin. Sur les sommets qui reçoivent déjà le soleil d’hiver, la neige étincelle.
Furtwängler sommeille sur une banquette de bois, troisième classe, son chapeau entre ses mains. Le contrôleur le réveille d’une tape sur l’épaule.
— Nous arrivons, monsieur. Terminus.
Le chef d’orchestre ouvre les yeux. Par la fenêtre, apparaissent les premiers immeubles détruits par l’offensive soviétique, autour de la gare. Les trottoirs sont blanchis par le givre matinal. Des blindés sont massés devant un pont qui doit servir de checkpoint.
Sa jeune femme, Elisabeth, et les deux enfants qu’elle a eus d’un premier lit sont restés en Suisse. Son fils Andreas, le seul qui soit légitime, aura bientôt un an. Toute la famille vit dans une clinique, un confort relatif, sans argent ou presque. Furtwängler vit des coups de main des uns et des autres. Il n’a pas amassé des fortunes sous le régime nazi. Il a toujours refusé le moindre mark de Goebbels, et même les offres de Hitler.
Le destin fait descendre le chef d’orchestre dans les culs de basse-fosse de la société. Il ne compte plus guère les amis véritables que sur les doigts d’une seule main. La Suisse le tolère, sans plus. Il n’a plus droit à aucune parole publique. On l’insulte, on le provoque, on l’interdit. Des journalistes, des associations. On tape sur le chef le plus célèbre. Il n’a que le silence pour droit de réponse. Elisabeth est optimiste. Tout cela passera. Il faut que tu retournes en Allemagne pour t’expliquer.
Des militaires américains discutent fortement à l’arrière de la voiture. Ils n’ont pas arrêté de boire de la bière depuis le passage de la frontière entre la Suisse et l’Autriche. Leurs gros rires claquent aux oreilles du musicien.
Le train freine. La gare est peuplée d’uniformes de régiments d’infanterie qui occupent la ville depuis la chute du Reich. Furtwängler attrape sa petite valise et saute sur le quai. Il fait quelques pas. Personne ne l’attend, personne ne le remarque, comme autrefois, quand il était le maître du Philharmonique de Vienne.
Une main se pose sur son épaule. Un homme le double et se poste devant lui.
— Wilhelm Furtwängler ?
— Oui, c’est lui-même.
— Avez-vous un laissez-passer pour circuler en zone occupée ?
Un officier de la police française, en manteau kaki, lui fait face. Deux autres policiers l’encadrent. Il n’a pas l’intention de fuir.
— Non, je n’ai pas de laissez-passer.
— Vous n’êtes pas en règle. Vous êtes en état d’arrestation. Veuillez nous suivre.
— Mais… Je ne suis pas un brigand. Je suis chef d’orchestre.
— Nous en parlerons au poste.
Les policiers escortent Furtwängler à travers le hall glacial de la gare. Des visages se tournent vers ce grand monsieur qui baisse la tête, humilié, en compagnie de Français plus petits que lui. Une honte terrible le submerge. Il marche, comme un automate triste, traverse la petite foule des voyageurs, les regarde furtivement. Certains doivent forcément connaître son nom, peut-être même son visage. Il était aussi célèbre en Autriche qu’en Allemagne. Le directeur du Philharmonique de Vienne.
On le conduit jusqu’à une Jeep et on l’installe à l’arrière. Voyage bref et chaotique. Les hommes qui l’encadrent parlent en français. Le chef comprend quelques mots, il parle assez bien le français. L’officier se tait, ses deux cerbères échangent des banalités sur leur quotidien d’occupants. Un bar à fréquenter, des filles pas farouches. La Jeep soubresaute, la rue a été rapiécée après les combats. Les militaires ont posté des vigies de sacs de sable au coin des quelques avenues du centre.
Le poste de police est dans l’ancienne caserne du centre. Les Français ont flanqué la porte de deux drapeaux tricolores. Des policiers en uniforme et calot montent la garde, l’arme au pied. Ils saluent d’un signe banal, le regard indifférent.