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L’Allemagne n’était pas une Allemagne nazie, mais une Allemagne dominée par les nazis.

Rendre un peuple tout entier responsable des crimes commis dans les camps de concentration, c’est utiliser le schéma de pensée des nazis. Eux qui, pour la première fois, ont défini et appliqué la notion de responsabilité collective dans la question juive. Je n’ai jamais compris la responsabilité collective. L’antisémitisme m’est aussi incompréhensible que le nazisme.

À l’extérieur de notre pays, on n’a pas idée de l’aversion que ce système politique provoquait chez les hommes droits, en Allemagne, depuis longtemps déjà.

Je connais le national-socialisme réellement. Je sais ce dont ce système de violence et de terreur était capable. Et je sais combien le peuple allemand était en réalité loin de ce phénomène horrible, sorti de ses propres entrailles. Sinon, je ne serais pas resté en Allemagne. Le fait que je sois resté est la meilleure preuve qu’il y a une autre Allemagne.

Il dira ça demain devant le tribunal. Personne ne sera là pour le défendre. Sa conscience sera son seul avocat.

Il s’allonge sur le lit en métal et tire une couverture de grosse laine sur lui. Sa vie défile, par bribes, par images. Il cherche les plus heureuses, chasse les mauvaises.

— Les civilisations finissent toutes en ruines, disait son père. C’est la première chose que tu apprends quand tu es archéologue. L’orgueil des plus grandes civilisations, ce ne sont aujourd’hui que des tas de pierres.

Furtwängler revoit le grand temple d’Aphaïa qui s’effrite avec patience dans l’azur d’Égine. Il revoit la grosse colonne du sanctuaire d’Apollon, l’unique, celle qui tient le ciel et qui ondulait comme un mirage quand il l’a vue. Un souvenir d’enfance. Tout était calme dans le sanctuaire, comme à l’envers du monde. Il n’y avait que les insectes pour s’agiter dans leurs mondes d’épines et de buissons. Leur chant de sifflet passait, d’écho en écho, le long des murailles effondrées.

Wilhelm suivait son père, le savant des décombres d’empires. Il s’était éloigné du chantier des fouilles archéologiques. La chaleur ardente l’accablait et le figeait. Et ses cuisses rougissaient et ses joues cuisaient, le soleil écaillait ses lèvres et pinçait ses yeux. Il regardait autour de lui le monde chaotique, presque enfoui, des adorations païennes. Un soir d’hiver, son père lui a raconté la légende de la maîtresse des lieux, Aphaïa, l’« invisible », fille de Léto, demi-sœur d’Apollon et d’Artémis. Les hommes la poursuivaient à cause de sa beauté irréelle.

Wilhelm n’avait pas dix ans. Short blanc, culotte courte et casquette de lin, un jeune Allemand de la belle bourgeoisie. Sa mère disait qu’il était beau, déjà grand pour son âge, souple et rêveur. Il aimait caresser les vieilles pierres et percevoir leur sourde musique de titans. Son ombre dessinait un pétroglyphe géant sur les arêtes des blocs de calcaire. Dans les haleines d’air bouillant, ça sentait la résine et l’essence des fleurs amères. Et, partout, le bourdonnement des mouches impatientes.

Un soir d’été, il s’était aventuré loin dans le sanctuaire, des poèmes et des lettres de Goethe dans ses poches. Il avait lu dans la fraîcheur du soir et les senteurs minérales de la brise marine. Son père l’avait cherché, criant son nom à tue-tête. Il était apparu à quelques dizaines de mètres de lui, entre les blocs de ruines qui encombrent la ville antique. Wilhelm l’avait observé, immobile.

De temps à autre, son père s’arrêtait et portait sa main à sa bouche comme pour faire un porte-voix. Il avait regardé dans la direction de Wilhelm, avait dit quelque chose d’inaudible puis avait repris son chemin. Et tout avait semblé d’une infinie lenteur.

— Est-ce qu’on peut repousser sur des ruines ? Il n’y a que les mauvaises herbes qui y parviennent.

Parfois, Furtwängler se dit que les âmes sont pareilles à ces décombres du passé. Son père est parti trop tôt, juste le temps de partager avec lui quelques années du monde des grandes personnes. Il rêve souvent de lui, en ce moment.

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