L’officier qui a arrêté Furtwängler est le commissaire principal Lagarde. Un type d’une cinquantaine d’années qui a dû survivre à Vichy et se retrouve à jouer les gagnants d’un conflit sans avoir jamais tiré un coup de fusil.
Lagarde fait entrer Furtwängler dans un bureau aux murs gris. Un classeur de bois est ouvert. Des dossiers y sont rangés sur la tranche. Lagarde en saisit un et l’ouvre. Il ne doit y avoir guère que quatre ou cinq feuillets à l’intérieur.
— Monsieur Furtwängler, dit Lagarde dans un anglais qu’il assaisonne de quelques mots d’allemand, vous êtes en état d’arrestation pour non-présentation d’un permis de circuler en zone occupée. J’ai ici une demande émanant des autorités soviétiques et américaines qui souhaitent vous faire comparaître devant un tribunal pour des faits de collaboration, en tant que chef d’orchestre et artiste, aux crimes du Troisième Reich.
Furtwängler essaie de ne pas montrer qu’il vient de recevoir un coup terrible. Un ami l’avait prévenu : Ils vont t’arrêter et te traiter comme un vulgaire nazi. Sois fort, ne craque pas car ils ne peuvent rien contre toi.
Le chef observe le policier qui vient d’allumer une cigarette et recrache la fumée d’un air blasé. Il dit dans un français haché :
— Je peux vous expliquer…
— Il n’y a rien à expliquer. Je ne suis pas là pour recevoir votre déposition ou je ne sais quel témoignage. J’ai ordre de vous expédier à Vienne où vous serez jugé.
Le commissaire se lève et ouvre la porte. Deux hommes entrent et invitent le musicien à les suivre.
— Vous dormez en cellule, ce soir. Demain, vous partirez.
On le conduit dans un entresol glacial. Une lourde porte se referme sur lui. Le judas reste ouvert. Il s’assoit, comme nu. Les flics ont gardé sa valise et tout ce que ses poches contenaient.
Il ne ressent plus de colère. C’est au-delà. Une profonde tristesse de penser à Elisabeth et aux enfants. On veut lui enlever sa dignité. L’amener au fond du fossé, dans la fange, pour l’y laisser face à l’histoire. Ce n’est qu’un passage, se dit-il. L’épreuve de l’indignité qu’on veut te coller sur le dos. Son père lui disait souvent qu’on ressort toujours grandi d’une épreuve. Celle-là est plus haute que n’importe quelle montagne.
Il tourne en rond dans sa cellule en pensant à la défense qu’il va devoir organiser. Il s’y est préparé depuis que le 30 avril, Adolf Hitler a mis fin à sa vie, et Goebbels et Himmler à sa suite. Mais tout s’accélère aujourd’hui, et on le traite comme un coupable. Avant d’être jugé.
Il frappe à la porte et demande qu’on lui rende son carnet de notes et son stylo. Il a besoin d’écrire. Au bout d’une heure d’attente, le commissaire Lagarde en personne vient les lui restituer.
— Merci, monsieur.
Lagarde a un regard de sympathie.
— Nous ne sommes pas des monstres, vous savez.
La porte se referme.
Il devra répondre à une seule question : pourquoi êtes-vous resté en Allemagne après 1933 ? Dans son esprit, il a déjà répliqué à cette question avec toutes les preuves de son opposition au régime, son amour de la vérité, sa sincérité. Mais les choses sont plus terribles depuis la fin 1945. Ce n’est plus d’une dictature féroce dont on parle mais de la fin de l’Humanité. Ce n’est plus le même « pourquoi ». Il le sait.
Les images l’ont bouleversé. Il a vu. Les bobines tournées par l’armée américaine et les Soviétiques. Pas de son, pas de musique, rien. Des corps martyrisés par la faim et la maladie, poussés par des bulldozers dans des fausses communes, par centaines, par milliers. Des regards d’une infinie douleur derrière des barbelés. Des yeux qui fixent toutes les consciences. Des noms de lieux. Treblinka, Belsen, Auschwitz, Birkenau. Des noms sales à jamais.
Le musicien a pleuré. Elisabeth l’a pris dans ses bras. Non pour le consoler. C’est inutile.
— J’ai honte, a-t-elle dit. Je n’ai jamais eu autant honte de toute ma vie.
Son premier mari est mort au front, déchiqueté par un obus, près de Sedan, en France. L’épreuve a été terrible, mais la honte, c’est autre chose. Que dire aux enfants ?
Furtwängler n’a pas parlé pendant toute une journée. Ce n’est pas son Allemagne qui a pu commettre un crime pareil. Pas l’Allemagne de Goethe, de Schiller, de Beethoven et de Bach. Pas celle de Hindemith ou de Schönberg. Il a noté sur son carnet, avant de quitter la Suisse :