Dans la matinée de ce lundi, le secrétaire général à la présidence, Meissner, appelle la chancellerie du Reich. Le Feldmarschall va mal. Il quitte Berlin aujourd’hui même pour Neudeck ; là-bas, dans la plaine apaisante et grise, peut-être résistera-t-il mieux au temps. Mais Hitler n’est pas dupe : pour Hindenburg, c’est le dernier voyage. Le vieux guerrier d’un autre siècle va se coucher sur sa terre de Neudeck, force et foi de sa caste. Les ordres partent de la chancellerie pour que le voyage de Hindenburg soit solennel, puis Hitler s’enferme et à nouveau ce ne peut être que la méditation sur l’avenir qui s’avance jour après jour. À Neudeck, autour du vieillard qui s’endort, il y aura Meissner l’ambitieux, le dévoué Meissner en qui le Führer peut avoir confiance, et à ses côtés, Oskar von Hindenburg, qui pense à sa terre, à son rang dans l’armée, Oskar qu’on peut tenir par quelques hectares et quelques grades. Mais ces hommes ne seront fidèles qu’autant qu’ils sauront que le Führer conserve solidement le pouvoir et le conserve seul. Et de nouveau le choix se présente. On avertit Hitler que von Papen accompagnera Hindenburg à Neudeck et qu’il y demeurera quelques jours ; Papen, renard sans courage mais qui peut devenir l’emblème d’un clan – les Jung, les Klausener, les Bose, les Tschirchsky – qui a fait le testament de Hindenburg et que le vieillard cherche toujours comme un fils, un successeur, un ami, à travers sa mémoire gagnée par la mort.
À la gare centrale de Berlin, rituellement, la garde rend les honneurs cependant que part Hindenburg pour ne plus revenir. Hitler brusquement prend une décision : Brückner téléphone, un motocycliste quitte la chancellerie. Ernst Roehm est convoqué en audience par le Führer, immédiatement, aujourd’hui lundi 4 juin 1934. Au siège de la Gestapo, la nouvelle inattendue déferle de bureau en bureau jusqu’à Heydrich et Himmler. Faudra-t-il rentrer les listes, annuler les ordres donnés à l’Oberführer Eicke, trancher tous ces liens, ces marchés passés avec Hermann Goering, avec von Reichenau ? Que médite Hitler ? Lundi sombre au n° 8 de la Prinz-Albrecht
— Strasse : le Führer peut toujours faire volteface, passer un nouveau contrat avec Roehm. Il faut attendre, ne rien précipiter. Heydrich impassible, classe des fiches, lit des rapports d’écoutes téléphoniques, convoque ses agents au sein de la Sturmabteilung. Il faut savoir.
Dans un claquement de bottes à l’entrée de la chancellerie du Reich, la garde salue Ernst Roehm. Il répond joyeusement, assuré, marchant vers sa revanche. Il sourit à l’Oberleutnant Brückner cependant que le Führer détendu, amical, avance vers lui, comme au bon vieux temps de la camaraderie.
Puis la haute porte noire du bureau du chancelier se referme sur les deux hommes.
Cinq heures plus tard, Brückner s’incline devant deux hommes las qui sortent ensemble du bureau : Hitler est voûté, la fatigue est la seule expression qui se lit sur son visage. Chez Roehm, les heures passées à discuter se sont marquées en plaques rouges sur son cou et sur ses joues. Dans le hall de la Chancellerie, Roehm marche lentement, seul, vers sa voiture.
Plus tard, le 13 juillet 1934, quand Roehm ne sera plus qu’un cadavre, Hitler parlant sous les lumières vives de l’Opéra Kroll aux députés et à l’Allemagne, Hitler seul témoin, racontera cette dernière rencontre. « Au début de juin, dira-t-il, je fis une dernière tentative auprès de Roehm. Je le fis venir et eus avec lui un entretien qui dura près de cinq heures. » Le dialogue réel nous ne le connaîtrons pas, mais peut-être dans le récit du Führer passe-t-il un peu de la vérité de cette dernière entrevue entre deux hommes qui s’étaient rencontrés quatorze ans auparavant, dont l’un avait contribué à la gloire de l’autre, devenu Führer.
« Je lui dis, continue Hitler, avoir acquis l’impression que des éléments sans conscience préparaient une révolution nationale-bolcheviste, révolution qui ne pouvait qu’amener des malheurs sans nom. Je lui dis aussi que le bruit m’était venu que l’on voulait mêler l’armée à cette action. »
Peut-être Hitler a-t-il réellement lancé les noms de Schleicher et de Bredow, peut-être a-t-il simplement évoqué cette seconde révolution, cette Nuit des longs couteaux dont rêvaient certains S.A. Mais l’essentiel entre Roehm et lui n’était pas là. Et son vrai propos apparaît quand il raconte :
« Je déclarai au chef d’État-major que l’opinion selon laquelle la S.A. devait être dissoute était absolument mensongère, que je ne pouvais m’opposer à la diffusion de ce mensonge, mais qu’à toute tentative d’établir du désordre en Allemagne je m’opposerais immédiatement moi-même et que quiconque attaquerait l’État devrait d’emblée me compter comme ennemi ».
Hitler a dû expliquer à Roehm les vagues dangers qui pesaient sur le IIIeme Reich, sur le Parti, sur lui, Hitler. Les violences des S.A. compromettaient la réputation du Parti, elles l’affaiblissaient.