Dans la nuit du jeudi 7 juin, les voitures noires de la Gestapo s’arrêtent devant la résidence de Hermann Goering. Les jambes largement écartées, le corps lourd dissimulé par une tenue blanche, les bagues brillant à ses doigts, le ministre-président Goering accueille les deux hommes discrets : Himmler, terne, le visage insignifiant qu’ont souvent les fanatiques, Heydrich, mince, glacial. Ils apportent le communiqué de Roehm, Roehm qui vient de se découvrir trop tôt, en lansquenet bavard et aventureux, joueur et téméraire. La Bendlerstrasse est avertie, puis la Chancellerie.
Le Führer se tait, impénétrable, inquiétant par son silence. Himmler, Heydrich, Goering accumulent les indices : les armes, les troubles en Prusse provoqués par les S.A., les liaisons avec la France, avec Schleicher, Bredow. Himmler lance aussi le nom de Gregor Strasser : il serait de la conspiration. Von Alvensleben, le président du Club des seigneurs, dont Papen est un membre éminent, aurait pris contact avec les conjurés. Tout est prêt. Ernst à Berlin, Heines en Silésie, Hayn en Saxe, Heydebreck en Poméranie, tous ces Obergruppenführer de la S.A. font partie du complot. Et le Standartenführer Uhl a été désigné pour abattre le Führer.
Hitler lit les rapports, écoute les demi-confidences, mais ne se décide pas. Heydrich, Himmler, Goering se sont livrés, ils sont prêts. Mais le Chancelier Hitler ne dit rien.
À la Bendlerstrasse, on s’interroge. L’attitude de Hitler sème le doute. Le pacte du Deustchland sera-t-il respecté ? Blomberg, Fritsch, Reichenau se concertent. Les messagers apportent des plis au siège de la Gestapo et Reichenau lui-même, général de la Reichswehr, n’hésite pas à rencontrer Lutze et Himmler, à revoir ce dernier au 8, Prinz-Albrecht-Strasse. Les voitures de la Gestapo et celles de l’armée sont souvent aperçues, côte à côte devant le siège de la Gestapo ou celui de l’État-major. Dans la nuit du vendredi 8 au samedi 9 juin, un élément nouveau intervient : l’immeuble de la Bendlerstrasse est brusquement mis en état d’alerte. Des patrouilles circulent sur le toit du ministère, des camions de la Reichswehr chargés de soldats armés jusqu’aux dents stationnent Bendlerstrasse et sur les quais voisins. Des voitures de la Gestapo surviennent aussi. Le lendemain les journaux ne mentionneront pas l’incident. Il est pourtant grave : l’armée a craint un coup de main des Sections d’Assaut. Dans la journée quelques rixes ont opposé des officiers de l’armée à des hommes de la Sturmabteilung. Or, l’armée est inquiète : toute la caste est atteinte dans son honneur car dans les heures précédentes une enquête de police a prouvé que Mesdemoiselles von Natzmer et von Iéna, Madame von Falkenhayn, filles ou parentes de généraux glorieux, sont gravement compromises dans une affaire d’espionnage au bénéfice de la Pologne. On vient d’arrêter un élégant Polonais, ancien officier de l’armée allemande, Sosnowski, qui, par l’intermédiaire de ces jeunes femmes employées dans l’immeuble austère de la Bendlerstrasse a obtenu communication de documents secrets. Le capitaine de la Reichswehr responsable des documents s’est donné la mort, bien qu’il fût innocent : un officier de la Reichswehr a le sens de l’honneur. Peut-être la S.A. voulait-elle profiter de l’incident pour déconsidérer la Reichswehr, ameuter les Chemises brunes autour du Reichswehministerium, entraîner Hitler dans une action surprise ?
Le matin du 9 juin pourtant les cordons de soldats qui stationnaient dans la Bendlerstrasse sont retirés : l’assaut des S.A. n’a pas eu lieu. Mais les généraux Blomberg et Reichenau se souviendront de cette nuit du début du mois de juin 1934.
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SAMEDI 30 JUIN 1934
Godesberg. Hôtel Dreesen. 1 heure 15
(du dimanche 10 juin au samedi 16 juin 1934)
VERS BONN
Samedi 30 juin 1 heure 15. Les voitures se sont rangées devant le perron de l’hôtel Dreesen. Hitler et Goebbels montent côte à côte dans la première des Mercedes, à l’arrière ; Brückner s’installe à l’avant, à côté du chauffeur. La voiture du Chancelier démarre aussitôt. L’Obergruppenführer S.A. Viktor Lutze, le chef du service de presse de Hitler, Otto Dietrich, d’autres chefs nazis se répartissent au hasard dans les voitures noires qui s’ébranlent. Direction : l’aéroport de Bonn-Hangelar. La route après quelques courbes larges au milieu des vignes qu’on aperçoit basses, trapues, dans la lueur des phares, est une longue ligne droite dans la plaine alluviale. Les lourdes voitures s’y lancent, laissant les dernières villas de Bad Godesberg, abordant déjà la légère déclivité qui annonce Hochkreuz, faisant parfois jaillir des gerbes d’eau, flaques demeurées sur la route depuis la grosse averse tombée il y a quelques heures, alors que rien encore n’était définitif, que le choix de Hitler n’avait pas encore donné la liberté d’agir à Himmler, à Heydrich, à Goering.