Au soir du mardi 12 juin, deux voitures, à quelques minutes d’intervalle, s’arrêtent dans l’ombre de l’église et stationnent au coin de la Filserstrasse, là où la rue marque, débouchant sur la place, un décrochement. De chaque voiture un homme est descendu et seul il a gagné la brasserie. Deux hommes en civil, l’un portant un large chapeau, l’autre tête nue ; l’un gros, vêtu sans élégance, la démarche lourde, l’autre boitillant, fluet. Dans le brouhaha de la salle enfumée où des chants d’après boire sont repris en choeur par l’assistance, cependant que le martèlement de dizaines de grosses chopes sur les tables de bois rythme les refrains, les deux hommes sont passés inaperçus. Un maître d’hôtel qui les attendait tout au fond, les a guidés vers la salle retenue que ferme une lourde porte : les bruits ne parviennent qu’assourdis. Le maître d’hôtel, quand les deux hommes se rejoignent qu’ils se serrent la main, ne peut que reconnaître Ernst Roehm et Joseph Goebbels, qui, seuls, assis en face l’un de l’autre dans cette brasserie munichoise, buvant de la bière, vont parler longuement. Avant d’entrer pour apporter les commandes, le maître d’hôtel frappe et attend un long moment. La discrétion est de règle. La Gestapo pourtant qui suit Roehm à la trace et qui piste aussi toutes les personnalités importantes du régime a pu faire un rapport. Pour Heydrich, Himmler et Goering, la nouvelle est grave, de celles qu’il faut soupeser, évaluer, pour en tirer les conséquences : Goebbels agit-il de son propre chef, choisissant le camp de Roehm, retrouvant son passé de nazi de « gauche », prompt à la démagogie, ou bien se contente-t-il à sa manière prudente et habile de flairer le terrain avant de prendre son parti, ou bien encore est-il l’envoyé de Hitler, le Führer ne voulant pas perdre le contact avec Roehm, Hitler n’ayant pas, lui non plus, encore choisi définitivement de quel côté il va pencher ; répression, liquidation comme le veulent la Gestapo, la S.S. et la Reichswehr ou bien compromis ?
Or, dans la soirée du mercredi 13 juin le S.D. et la Gestapo font parvenir au 8, Prinz-Albrecht-Strasse une nouvelle information qui semble prouver que Goebbels a agi pour le compte de Hitler : ce qui, pour tous les adversaires de la Sturmabteilung est l’hypothèse la plus grave. L’information est inattendue, spectaculaire même : le Führer a rencontré dans l’après-midi Gregor Strasser. L’ancien pharmacien bavarois, l’ancien chef de la propagande du Parti nazi, celui qui a dirigé la fraction nazie au Landtag de Bavière puis au Reichstag, n’exerce pas, depuis plus de deux ans, de fonctions officielles. Mais il reste un homme dont le nom peut résonner dans le Parti et Adolf Hitler le sait. Peut-être aussi se souvient-il de ce jour où, protestant contre la détention de Hitler dans la forteresse de Landsberg, Gregor Strasser s’était écrié : « L’emprisonnement de ce juste est un stigmate d’infamie pour la Bavière. ». Le visage large, le crâne rasé, le puissant Gregor Strasser, même passif, est encore une ombre trop grande pour Hitler. Heydrich et Goering le savent bien qui ont inscrit leur ancien camarade sur leurs listes. Mais le Chancelier Hitler semble, face à Strasser, encore disposé à la conciliation. Les agents de la Gestapo rapportent que Strasser a obtenu à nouveau le droit de porter son insigne d’honneur du Parti où est gravé le n° 9. Certains informateurs affirment que Hitler aurait proposé à Strasser le ministère de l’Economie nationale, mais Strasser, sûr – comme Roehm – de sa position, aurait demandé l’élimination de Goering et de Goebbels.
Et de qui d’autre encore ? Au siège de la Gestapo, dans le palais présidentiel de Goering, c’est le silence. Les nouvelles sont là, brutales. Les « conjurés » mesurent le prix qu’il leur faudrait payer un retournement de Hitler. Peut-être aussi Roehm a-t-il fait établir des listes, peut-être les équipes de tueurs S.A. sont-elles prêtes, réellement, comme déjà s’entraînent les S.S. du commandant de Dachau, l’Oberführer Eicke. Quand un piège est monté il doit s’abattre, saisir l’adversaire, l’écraser, sinon la vengeance vient et le piège se retourne. Plus que jamais, alors qu’il leur semble que Hitler hésite, le Reichsführer Himmler, Heydrich et Goering sont décidés à agir, à faire pression sur le Führer. Mais Hitler n’est plus à Berlin.
LES CONSEILS DU DUCE