Bientôt Mussolini et Hitler embarquent dans un bateau à moteur escorté d’une flottille, et les embarcations, au milieu des hululements des sirènes, des cris de la foule, s’engagent dans la lagune ; des torpilleurs où les uniformes des marins tracent des lignes blanches rendent les honneurs aux deux chefs de gouvernement. Puis c’est l’eau noirâtre du Grand Canal, les gondoles fleuries, le Palais des Doges, le Grand Hôtel où va descendre le Führer, la villa Pisani Di Stra où Hitler et Mussolini se retrouvent pour une longue conversation en tête à tête de deux heures. Le Duce a-t-il parlé de Roehm ? Les diplomates italiens observent le Führer : « Physiquement il a l’aspect très boche, mais quelque chose dans les yeux qui exprime la profondeur de pensée », note le baron Aloisi.
Le soir de cette première visite de Hitler à l’étranger, un grand concert est donné au Palais des Doges « Décor et lustres merveilleux, raconte un diplomate, mais organisation médiocre. De plus, la foule a acclamé le Duce durant tout le concert ce qui produisait une violente cacophonie. La popularité du Duce est immence ». Le Führer, avec un sourire crispé, regarde ces démonstrations désordonnées où l’on semble l’ignorer. Vendredi 15 juin, foules délirantes autour du Führer et du Duce, 70 000 personnes sur la place San Marco, bal à l’Excelsior en l’honneur du chancelier allemand. Samedi 16 juin, au matin, c’est le départ. Le hangar où le Immelmann du Führer est rangé, est décoré aux couleurs italiennes et allemandes, la croix gammée et les faisceaux fascistes s’entremêlent les fanfares jouent puis à 7 h 50, c’est le décollage et deux heures plus tard, les deux avions allemands atterrissent sur l’aéroport de Munich-Oberwiesenfeld. Ici aussi des fanfares, le Deutschland über alles et comme à l’habitude la Badenweilermarsch, la marche préférée de Hitler.
Le Führer semble fatigué, nerveux, un peu déçu : les cris allaient vers le Duce, seigneur tout-puissant d’un pays en ordre. Lui, il n’est apparu que comme un comparse, encore mal assuré. Les conseils de Mussolini – car le Duce a parlé – l’ont irrité. Maintenant, cependant que la voiture roule vers Munich sur la large route au milieu des prés, Hitler sait qu’il retrouve avec l’Allemagne toutes les questions en suspens. Et il sait aussi qu’on le guette.
A Berlin, Heydrich communique déjà à Goering que le Duce a effectivement dit au Führer qu’il lui fallait rétablir l’ordre sur tout le parti, sur les S.A. Le Duce a évoqué son exemple personnel, les années 24. Alors il a su faire plier les anciens squadristi. L’ordre dans un Etat totalitaire est nécessaire, l’ordre et l’obéissance de tous au Chef. Comment Hitler a-t-il reçu cette nouvelle pression ?
Dans à peine deux semaines les S.A. vont partir pour leur long congé d’un mois. Il faudrait frapper avant Hitler se décidera-t-il à temps ?
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SAMEDI 30 JUIN 1934
Route de Godesberg à Bonn-Hangelar. 1 heure 30
(dimanche 17 juin 1934)
AGIR VITE
Samedi 30 juin, 1 h 30. Ce sont déjà les premières maisons de Bonn : les phares éclairent des volets clos et des arbres dont les branches légèrement inclinées par le vent se dessinent sur les murs de ces habitations cossues, villas résidentielles situées loin des fumées de la Ruhr. Les deux motocyclistes ont attendu les voitures à l’entrée de la ville et maintenant qu’elles apparaissent ils démarrent, faisant résonner leurs moteurs dans les rues des quartiers périphériques désertes comme celles d’un village. L’aéroport de Bonn-Hangelar n’est plus qu’à quelques minutes de voiture : à chaque tour de roue le choix de Hitler devient de plus en plus l’inéluctable destin de cette ville, de ce pays qui, profondément, reposent dans cette courte et légère dernière nuit de juin.
Au bord du lac de Tegernsee, l’air est plus vif que dans la vallée du Rhin. Des voitures officielles viennent de quitter la pension Hanselbauer où, comme chaque soir, il y a eu des réunions, des chants. Les chefs S.A. ont bu gaiement. La nuit maintenant est tranquille et déjà sa zone sombre semble être dépassée. L’obscurité doit régresser peu à peu, la dernière section de la garde personnelle de Roehm qui a veillé jusqu’au départ des convives embarque dans le camion bâché. Le chef d’État-major Ernst Roehm n’a plus rien à craindre de cette nuit qui n’a plus que quelques heures à durer. Bad Wiessee est calme. Seul le bruit du camion qui s’éloigne couvre le froissement du vent et des vagues.