Au moment où Karl Ernst rayonne de joie, éprouvant physiquement l’importance de la situation politique qu’il occupe, lui, l’ancien portier, Franz von Papen, vice-chancelier du Reich, entre dans le grand amphithéâtre de l’université de Marburg. C’est l’une des plus vieilles universités d’Allemagne : au fronton des bâtiments construits dans un style gothique, une date, 1527. Tout ici est calme, paisible. De l’université, on domine la rivière douce qu’est la Lahn, le jardin botanique puis la ville s’allongent ainsi, comme un écrin. L’histoire de l’Allemagne, mystique et rêveuse, puissante et austère, est là, inscrite dans les églises, l’Hôtel de ville, les maisons trapues de la place du Marché, le château où les grands Luther, Zwingle, Melanchthon, les grands réformateurs intrépides se réunirent en 1529 autour de Philippe le Magnanime. C’est adossé à tout ce passé que Papen le catholique va parler.
« Sachant que les premières personnalités du monde intellectuel assisteraient à cette manifestation, écrira-t-il plus tard, je préparai mon discours, esquissé dans ses grandes lignes par Ernst Jung, avec un soin tout particulier. C’était, pensais-je, le meilleur moyen d’atteindre la nation tout entière ».
En fait, Papen n’était pas aussi déterminé qu’il veut bien l’écrire des années plus tard.
C’est dans le train qui le conduit à Marburg, le samedi 16 juin, que le vice-chancelier a lu, pour la première fois, avec soin le discours que Jung a pour l’essentiel rédigé. Il se tourne vers von Tschirschky, son secrétaire, et, à l’expression du regard, ce dernier comprend que Franz von Papen est effrayé. Il faut pourtant qu’enfin Papen se décide à parler. Dans la semaine précédente Jung et Tschirschky se sont rencontrés à plusieurs reprises pour mettre au point avec précision les termes du discours. Il faut frapper juste. Ernst Jung a souvent recommencé ce qui doit être un texte capital, un avertissement lancé à toute l’Allemagne. « Ce discours avait exigé des mois de préparation, raconte Tschirschky. Il fallait trouver l’occasion convenable. Tout devait être préparé avec soin ; minutieusement préparé. Si M. Papen, ajoutera son secrétaire avec une nuance de mépris, s’était rallié à notre point de vue, le discours aurait été prononcé bien plus tôt ».
Mais Franz von Papen n’est pas intrépide. Ses yeux vifs, perçants, révèlent une prudence que certains n’hésitent pas à appeler de la couardise. Ambitieux, il a voulu le gouvernement de Hitler contre le général Schleicher mais depuis quelques mois des craintes ont surgi : les S.A. du Chef d’État-major ne risquent-ils pas d’établir le règne de la violence anarchique ou un bolchevisme national qui serait la fin de la caste des seigneurs, des Junkers, à laquelle Franz von Papen pense appartenir ? Souvent, rencontrant le Führer à la fin d’une réunion du cabinet, il l’a averti des menaces que font peser les S.A. sur le régime, sur l’Allemagne. Mais il le fait à sa manière, allusive, et le Führer d’un mot rejette les craintes de son vice-chancelier. Et Papen répète ce qu’il a déjà dit aux industriels de la Ruhr : « Hitler, chaque fois, ridiculisait les exigences du chef des Chemises brunes et les traitait d’aberrations sans importance. »
Pourtant, semaine après semaine, la situation empire. « Au mois de juin, ajoute Papen, j’étais arrivé à la conclusion qu’il fallait dresser le bilan de la situation. Mes discussions lors des réunions du cabinet, mes arguments, mes insistances directes auprès de Hitler s’étaient révélées absolument vains. Je résolus de faire publiquement appel à la conscience de Hitler. »