Quand Hitler quitte les bâtiments de Krupp, il semble préoccupé. Les voitures officielles filent à vive allure vers le centre d’Essen, vers l’hôtel Kaiserhof où Hitler doit séjourner. Là, dans le grand salon de l’hôtel transformé en bureau de travail, le Führer dépouille les messages. Himmler les a multipliés : ils font tous état du putsch S.A. qui se prépare, ils contiennent les indications précises sur l’armement de telle ou telle unité de la Sturmabteilung, sur les propos des membres des Sections d’Assaut. Hitler réunit ses collaborateurs : Goering est toujours présent ; Lutze, le Führer S.A. digne de confiance assiste à l’entretien. Himmler continue de téléphoner : la S.A. selon lui va s’attaquer à la Reichswehr. Au même moment, les services du S.D. de Rhénanie communiquent une nouvelle information : des S.A. auraient molesté un diplomate étranger dans la région du Rhin. Tout dans le récit est imprécis, vague, sent la provocation ou l’événement forgé de toutes pièces. Mais Hitler explose : la S.A. est un danger pour la sécurité de l’Allemagne. S’il est vrai que Krupp lui-même l’a mis en garde contre les Sections d’Assaut, la colère du Führer s’explique. Les trois éléments essentiels de sa politique : la puissance économique, la puissance militaire et les relations extérieures, sont perturbés par les S.A.
Il demande immédiatement, de l’hôtel Kaiserhof, à communiquer avec la pension Hanselbauer, à Bad Wiessee. À Roehm, il confirme la nécessité d’une explication urgente : il sera à Bad Wiessee, comme convenu, le 30 juin à 11 heures, tous les Obergruppenführer de la S.A., les Gruppenführer, les inspecteurs de la S.A. devront être convoqués par Roehm pour cette confrontation. Roehm ne s’étonne pas : il a commandé, dit-il, un grand banquet à l’hôtel Vierjahreszeiten, il y aura un menu végétarien à l’intention du Führer.
Après ce coup de téléphone, Hitler se détend. Il échange quelques mots avec le personnel de l’hôtel, accompagne Goering jusque sur le perron du Kaiserhof puisque le ministre de Prusse regagne Berlin. Pendant que la voiture de Goering démarre, Hitler salue la foule qui l’acclame. Pourtant Lutze a l’impression que le Führer, rentré dans l’hôtel, retrouve son inquiétude, ses hésitations, maintenant que Goering est parti, qu’il est à nouveau seul en face d’une décision à prendre qui engage son pouvoir, qui tranche avec tout un pan de son passé, avec son vieux camarade Roehm : une décision qui, comme tout choix, est un coup de dés.
Mais si Hitler est encore, alors que s’achève cette journée du jeudi 28 juin irrésolu, hésitant, seulement sûr qu’il ira à Bad Wiessee, d’autres savent ce qu’ils veulent et pourquoi, et comment l’obtenir. « J’ai eu le sentiment, dira Lutze plus tard, que certaines gens avaient intérêt à profiter de l’absence de Hitler pour accélérer le train de l’affaire et parvenir à une conclusion rapide. »
Et pour eux, chaque heure compte. Ils créent, ils amplifient les différents bruits, les plus alarmistes, ils font pression sur les officiers qui, à l’état-major de la Reichswehr, ont leur confiance pour que les consignes d’alerte soient renforcées et précisées : il leur faut créer dans les cercles officiels une atmosphère d’inquiétude qui permettra toutes les exactions. Il faut accuser les S.A. pour pouvoir les abattre ou simplement pour qu’on les laisse abattre. Il faut faire naître un état de crise.
Dans la nuit du 28 au 29 juin, à Munich, l’officier de la Reichswehr Stapf, qui commande la nouvelle section motorisée de reconnaissance n° 7 reçoit ainsi des précisions de l’état-major : les officiers ne doivent pas quitter les casernes, l’ordre est impératif. Le texte ajoute qu’ils sont menacés directement, les S.A. ayant établi des listes d’officiers à abattre. Dans les unités, les services de l’armement reçoivent l’ordre de distribuer aux hommes de garde des munitions de guerre. Dans les cours des casernes de Munich, devant les magasins d’armes et de munitions, les hommes des compagnies de garde, à tour de rôle, viennent prendre leurs cartouches. Des officiers surveillent la distribution. Les plus vieux évoquent les années 23, le temps des putschs.