Poirot dirigea ensuite son regard vers une petite table occupйe par une vieille femme, trиs laide, mais d'une laideur distinguйe, plutфt fascinante que repoussante. Cette femme se tenait trиs droite. Elle portait un collier de grosses perles qui, si peu croyable que cela paraisse, йtaient vraies. De ses mains chargйes de bagues, elle rejeta sur sesйpaules le col de son manteau de zibeline. La petite toque noire trиs coыteuse posйe sur le cфtй de sa tкte ne seyait guиre а sa figure jaune de crapaud.
En ce moment, cette vieille dame parlait au maоtre d'hфtel d'un ton poli, mais hautain :
Vous aurez la complaisance de porter dans mon compartiment une bouteille d'eau minйrale et un verre d'orangeade. Veillez а ce que j'aie du poulet froid ce soir а dоner.
Respectueux, le maоtre d'hфtel lui rйpondit qu'elle pouvait y compter.
Elle inclina la tкte et se leva. Son regard croisa celui de Poirot, et elle se dйtourna avec l'indiffйrence d'une grande dame.
C'est la princesse Dragomiroff, expliqua M. Bouc а voix basse. Une Russe. Son mari avait placй tout son argent а l'йtranger avant la rйvolution et elle est extrкmement riche.
Poirot avait dйjа entendu parler de cette personnalitй cosmopolite.
Laide comme les sept pйchйs capitaux, ajouta M. Bouc, mais vous avouerez qu'elle a de l'allure.
A une autre table, Mary Debenham йtait assise, ainsi que deux autres femmes. L'une d'elles ; de trente-cinq а quarante ans et trиs grande, portait un corsage йcossais et une jupe de tweed. Son йpaisse chevelure, d'un jaune fade, formait un chignon plat et disgracieux. Une paire de lunettes ornait son profil de mouton aux traits doux et bienveillants. Elle йcoutait avec attention les propos d'une femme d'вge mыr, au visage agrйable et aux formes replиtes, qui parlait d'une voix lente et monotone et semblait ne devoir jamais s'arrкter, mкme pour reprendre haleine.
. Alors ma fille disait : « Inutile de songer а appliquer les mйthodes amйricaines dans ce pays. ici, les gens sont indolents par nature et manquent totalement d'йnergie ». Cependant, vous seriez йtonnйe des rйsultats obtenus par notre collиge, dont le personnel est composй de professeurs compйtents. Pour moi, il n'y a rien au-dessus de l'instruction. Ma fille disait.
Comme le train plongeait dans un tunnel, la voix se perdit.
A la petite table suivante, le colonel Arbuthnot dйjeunait. solitaire, le regard rivй sur la nuque de Mary Debenham. Ils n'йtaient pas assis а la mкme table, alors que cela paraissait si facile. Pourquoi ?
Sans doute Mary Debenham avait-elle hйsitй, par prudence. Une gouvernante ne doit pas se compromettre.
Poirot continua son йtude. De l'autre cфtй du wagon, appuyйe а la cloison, il remarqua une femme vкtue de noir, а la figure large et dйnuйe d'expression. Une Allemande ou une Scandinave, songea Poirot. probablement une femme de chambre.
Ensuite venait un couple : penchйs l'un vers l'autre, les deux jeunes gens conversaient avec animation. L'homme portait un costume de cheviotte venu directement de Londres, mais il n'йtait pas Anglais ; la forme de sa tкte et de ses йpaules suffit pour renseigner Poirot sur ce point. Soudain il se tourna et Poirot put l'observer de profil. C'йtait un trиs bel homme, d'une trentaine d'annйes, aux fines moustaches blondes.
La jeune femme assise en face de lui devait compter vingt ans. Vкtue d'un йlйgant tailleur noir sur une blouse de satin blanc, un minuscule chapeau noir inclinй sur le cфtй de la tкte suivant la derniиre mode, elle avait la peau trиs blanche, de grands yeux sombres et des cheveux d'un noir de jais. Elle fumait une cigarette au bout d'un long tube d'ambre ; sur sa main soignйe aux ongles rouges, Poirot distingua une йnorme йmeraude montйe sur platine. Il y avait beaucoup de coquetterie dans sa voix et dans son regard.
Elle est jolie. et elle a du chic ! murmura Poirot. Sans doute le mari et la femme ?
Oui. Lui, appartient а l'ambassade de Hongrie, je crois. Un couple bien assorti.
Il ne restait que deux autres convives : le compagnon de voyage de Poirot, MacQueen, et son patron, Mr Ratchett. Pour la seconde fois, Poirot scruta le visage peu engageant du vieillard, compara la fausse bienveillance du reste de la face avec la cruautй des yeux petits et enfoncйs.
M. Bouc dut s'apercevoir d'un changement dans l'expression de son ami, car il lui demanda.
Vous regardez votre animal sauvage ?
Oui, rйpondit Poirot.
Comme on apportait le cafй а Poirot, M. Bouc se leva. Il avait commencй а dйjeuner avant son ami et avait fini depuis un moment.
Je retourne dans mon compartiment, lui dit-il. Venez m'y rejoindre. Nous bavarderons un peu.
Avec plaisir.
Poirot dйgusta son cafй et commanda un petit verre de liqueur. Le maоtre d'hфtel passait d'une table а l'autre sa caisse portative pour recueillir le montant des additions. La voix de la forte dame amйricaine se fit entendre :