Peu disposé à discuter plus avant la situation internationale, Jolival reprit sa longue-vue et poussa une exclamation de surprise.
— Puis-je savoir quelle était la destination première de ce navire ? demanda Latour-Maubourg qui s'était remis lui aussi à surveiller les évolutions des vaisseaux.
— Charleston... en Caroline du Nord.
— Hum ! Ce n'est guère la direction... Je me demande ce que son capitaine espère trouver dans notre Pont-Euxin ? J'admets, cependant, que vous aviez pleinement raison. C'est un parfait marin...
— Je me le demande aussi. Il doit tout de même savoir que ce n'est qu'un cul-de-sac... Evidemment, il n'a pas le choix. C'est cela ou la prison et la capture de son navire. Mais je pense qu'il espère, tout simplement, « semer » la meute de Maxwell et, plus tard, tenter de nouveau le passage, ne fût-ce que par vent favorable.
— Je le pense aussi. Néanmoins, si j'étais lui, j'amènerais ce pavillon américain, un peu trop insolent. Tout ce qu'il risque c'est de se faire tirer dessus par les canons de Rumeli Hissar...
— Bah ! fit Latour-Maubourg en repliant sa lorgnette, il s'en tirera peut-être... Maintenant, mon bon ami, dites-moi un peu où vous étiez passé et d'où vient la bonne fortune de vous retrouver inopinément dans mon clocher ?
Mais le pauvre ambassadeur devait garder longtemps sa question sans réponse, car Jolival, avec un salut rapide et un « excusez-moi, mon cher... » venait de se précipiter dans l'escalier qu'il dégringolait au risque de se rompre le cou. Se jetant sur l'appui de pierre, Latour-Maubourg se pencha si brusquement qu'il faillit passer par-dessus.
— Eh là ! Mais où allez-vous ?... cria-t-il. Attendez-moi que diantre ! Je descends...
Il pouvait toujours crier. Jolival ne l'écoutait pas. Traversant le cloître de toute la vitesse de ses jambes, il bouscula le brave Conan qui s'avançait pour lui demander des nouvelles de ses oraisons, arracha presque la lourde porte et s'élança dans la ruelle en pente raide qu'il dévala comme un torrent jusqu'aux platanes où il détacha l'un des chevaux, criant à l'adresse d'un portefaix qui passait, sa hotte vide sur le dos :
— Ces deux chevaux ! Va les conduire au palais de France et dis qu'ils sont à M. de Jolival. Voilà pour toi et tu en recevras encore autant.
Une grosse pièce d'argent vola dans les airs, atterrit dans la main sale du bonhomme qui se mit en devoir d'exécuter l'ordre aussitôt, pressé qu'il était de doubler un gain aussi inattendu. Cependant Jolival piquant des deux regrimpait de toute la vitesse de son cheval la côte raide qui menait à la route de Buyukderé, afin de regagner aussi vite que possible le palais d'Hümayunâbâd. Il fallait savoir comment Jason allait passer sous les canons du vieux château et, surtout, il fallait avertir Marianne. Si d'aventure, elle apercevait le brick de Jason remontant le Bosphore au lieu de le descendre, il y avait de quoi lui donner de la fièvre...
En arrivant à Bebek, après une course folle menée de préférence à travers champs à cause de 1'état des routes, il fut surpris du calme qui régnait autour de la demeure de Turhan Bey. D'ordinaire, il y avait une certaine agitation au pavillon d'entrée où arrivaient les courriers et les nouvelles du port et où les serviteurs volaient plus qu'ils ne vaquaient à leurs occupations. Mais, ce matin, il n'en était rien...
Assis paisiblement sur le montoir à chevaux, le capidji[16] fumait son narghilé au milieu d'une troupe de palefreniers et de valets d'écurie qui avaient l'air de parler tous à la fois. La troupe salua tout de même Jolival avec un bel ensemble et l'un des palefreniers consentit à se déranger pour prendre la bride que le vicomte, sautant à bas de son cheval, lui jetait d'une main impatiente.
A l'intérieur, c'était exactement la même chose : les domestiques causaient entre eux, réunis en petits groupes et, dans le jardin, les bostandjis[17], assis sur leurs brouettes ou appuyés sur leurs bêches, semblaient eux aussi débattre de questions fort intéressantes. Quant à Osman, l'intendant d'Hümayunâbâd, il était invisible...