Deux gardes du corps aidèrent le commissaire à se hisser sur la plate-forme du dolmen où il s’allongea sur la pierre tiède. Quatre autres l’entouraient, assis sur la dalle, les autres s’étant postés aux quatre angles. Aucun ne posait de question sur l’étrangeté de la situation. Adamsberg ferma les yeux pour ne pas être ébloui par le soleil et reprit le chemin de ses déambulations. Il eut peur d’avoir perdu une bulle en route, mais se rassura en la retrouvant dix minutes plus tard. Preuve qu’il ne fallait pas les laisser tranquilles trop longtemps.
Ce n’était certes pas la première fois qu’il avait affaire à des bulles de pensées, et elles avaient toujours été difficiles d’accès. Mais celles-ci étaient nombreuses, scindées, parfois presque hostiles entre elles ou au contraire trop soudées pour y voir clair, et elles lui donnaient du mal. Il les reprit, une par une, rattrapant celles qui voulaient plonger, excluant celles qui cherchaient à s’infiltrer sans raison valable. Il s’écoula ainsi presque deux heures après lesquelles il se rassit et écrivit rapidement sur son carnet. Dire qu’il avait été à des lieues de comprendre. Dire qu’il avait les premières bribes sous la main dès les débuts. Mais il ne s’en voulait pas. Les faits, les cent petits faits de chaque journée, les milliers de mots entendus, la quantité d’actions à laquelle il avait fallu faire face, tout cela recouvrait d’une carapace, en tortue, les seuls et uniques éléments pertinents noyés dans la masse. Qui étaient si rares qu’on pouvait les compter sur les doigts d’une main.
Il redescendit de son dolmen avec l’aide des gardes l’attrapant par la taille et disposant leurs mains en cale-pied. Il reconnaissait celui qui lui avait parlé à ses yeux étonnamment bleus. Mais pas seulement. Très vifs, intelligents, attentifs, dans un regard qui combinait bienveillance et délicatesse.
— Ça a marché ? demanda-t-il.
— Plutôt bien, oui.
— C’est obligé d’être sur ce dolmen pour faire pousser des idées ?
— Ça peut être n’importe où.
— Et faut être allongé ?
— Non, on peut marcher lentement par exemple, mais s’immobiliser tout à fait quand on en sent une qui cherche son chemin.
— Mais pourquoi je n’en sens pas, moi ?
— Parce que vous ne faites pas d’enquête. Vous n’êtes pas à l’affût d’une solution.
— Non, je cherche des idées de vie.
— Ça ne vous va pas d’être garde du corps ?
— Non. Parce que c’est un boulot où, justement, on vous demande de ne penser à rien, de ne pas chercher.
Adamsberg s’arrêta au milieu du pré qu’ils traversaient, méditant sur sa béquille.
— À quoi préférez-vous penser ?
— À ma famille bien sûr, mais aussi à une priorité. Qui vous paraîtra absurde.
— Dites tout de même.
— Eh bien, hésita le garde en baissant la voix comme s’il avouait un péché, je pense aux ânes.
— Aux idiots, ou aux vrais ânes ?
— Aux vrais. Tout le monde dit que ce sont des bêtes imbéciles, un peu comme pour nous, les gardes du corps, alors que c’est faux.
— Alors pourquoi ne pas vous faire un petit troupeau ?
Comme un rai de soleil ayant fait miroiter une vague bretonne, le bleu des yeux du garde étincela.
— Vous ne trouvez pas cela ridicule ?
— Je me suis bien entiché d’un hérisson. Et auparavant d’un pigeon.
— Si bien que vous croyez cela possible ?
— Eh bien, pour commencer, un ânon, je crois que ça vaut dans les trois cents euros.
— J’ai les trois cents, s’anima le garde, mais où je le mettrai, cet ânon ? Je n’ai pas de terrain.
— Il faut y réfléchir. Ici, je sais que Josselin de Chateaubriand a un cheval. Or un cheval ne supporte pas la solitude, il lui faut un compagnon. C’est pour cela qu’on met souvent un âne dans son pré. Peut-être que Chateaubriand serait d’accord.
— Chateaubriand, c’est bien un écrivain célèbre, n’est-ce pas ? De Combourg ?
— Vrai, mais c’est un très vieil ancêtre du Chateaubriand de Louviec.
— Et comment le trouver, ce Chateaubriand ?
— Ramenez-moi au village, on ira lui parler. S’il accepte, vous serez d’accord ? Vous ne reviendrez pas en arrière ?
— Sûrement pas ! Je commencerai par une femelle, puis un mâle et comme ça, j’aurai des petits.
— Et des pensées. Car c’est vrai que cela donne à penser de les regarder. Et puis on peut les monter pour se balader. Mais il faudra les voir souvent pour qu’ils vous connaissent bien.
— Sauf urgence, j’ai un jour et demi de congé par semaine, et des vacances. À ce moment, on quitte Rennes et on vient à Saint-Gildas.
— C’est tout près, Saint-Gildas. Vous êtes marié ?
— Oui.
— Vous en avez discuté avec votre femme, des ânes ?
— J’ai craint qu’elle ne me décourage. C’est vous le premier à qui j’en parle. Mais elle sait que mon grand-père m’a élevé avec son âne. Que j’adorais.
— Il faut la mettre au courant. Vous avez des enfants ?
— Un garçon de trois ans.
— Qui dans deux ans pourra enfourcher l’âne pour sa plus grande joie. C’est un bon argument pour votre femme. Venez, allons voir Chateaubriand.